Carnets d’un Orque Libre, feuillet n°4

Chapitre 3 – De l’autre côté du mur

Au pied du mur, nous nous sentons stupides. Comment passe t-on de l’autre côté ? Les fissures ne sont que des fentes, beaucoup trop étroites. Sarek propose d’escalader le mur en passant par la façade d’une maison abandonnée qui constitue une partie du mur. A l’aide d’une corde, nous commençons à grimper. Le T’Skrang se concentre régulièrement et lance une sorte d’enchantement sur la corde : elle se détache alors, et nous pouvons la réutiliser.
La partie de l’ascension la plus difficile est celle que nous entreprenons à même la paroi, puisqu’il n’y a plus les étages de la maison pour nous faciliter l’escalade. Enfin nous arrivons au plafond de Nevespya. Jamais auparavant, je n’ai pu m’aventurer à cet endroit. Je peux contempler tout le Kaer en dessous de nous, et j’aperçois au loin les maisons, les temples, mais surtout la barricade ou se trouvent nos voisins, nos parents, nos frères.
Ronan, Lucie et Sarek ont déjà commencé à se glisser à travers une ouverture située juste sous le plafond. Je les suis et pour la première fois de ma vie, j’aperçois la partie murée du Kaer.

Nous restons muets pendant quelques instants à contempler l’autre ville qui s’étend en dessous de nous. Dans une partielle obscurité, les maisons en ruines ressemblent à celles que nous habitons. Il n’y a aucun mouvement, mais toutes les surfaces, sols, murs, toits, et le plafond, sont recouverts d’une fine couche de glace.
La descente est un peu plus simple, mais nous faisons attention a ne pas glisser. La maison qui nous a servi à escalader le mur a une façade qui émerge de l’autre côté. Nous l’utilisons à nouveau avant de nous retrouver dans une rue.
J’expérimente alors avec mes amis la marche sur la glace. Je n’ai jamais essayé, mais comme dit l’oncle Turokh, il y a un début à tout ! Ce début est difficile, je dois l’avouer. Je me retrouve plusieurs fois de suite à quatre pattes tandis que nous progressions dans les rues à la poursuite de notre adversaire. Nous ne savons pas ce qu’il est, ou il est. A quoi ressemble t-il ? Pouvons-nous seulement le vaincre ?

A nouveau l’angoisse m’étreint alors que des revenants s’approchent de nous, ainsi que des araignées de glace. Nous devons a nouveau combattre, mais cette fois, nous ne sommes pas en position de force a cause de la glace. Je pousse juron après juron alors que mes coups maladroits ratent les non-morts et que je m’étale à leurs pieds. Leurs coups et leurs morsures m’ont beaucoup affaibli. Je viens de me rendre compte que je suis blessé.
Ronan Quiger, l’humain, nous fait accélérer le pas. Plus nous attendrons, plus ces hostiles seront nombreux. Et ils finiront par nous avoir. Je suis vexé de devoir le reconnaitre, mais je finis par me rendre à l’évidence qu’il a raison. Je serre les dents à cette pensée de devoir fuir, et nous reprenons le chemin.

Sarek est fou, c’est sur. Lui qui était peu bavard depuis le début de notre aventure se met soudain à raconter la vie de l’horreur, comme s’il la connaissait depuis des années. Il nous raconte qu’à son arrivée il y a des siècles, l’Horreur a contaminé une maison qui fut recouverte et remplie de glace. C’est a ce moment que le froid et le givre se sont répandus dans le Kaer, et que les non morts et les araignées de glace ont commencé a traquer les vivants.
Je le regarde, les yeux ronds. Au moment où je vais lui demander comment il sait tout cela, nous arrivons à l’intersection de deux rues, et plongé dans la pénombre nous apercevons un gigantesque tas d’ossements. J’ai peur que ces ossements ne soient ceux de bon nombre de mes ancêtres. A quelques centaines de pas derrière le monticule, se trouve une maison qui semble coulée dans une colonne de glace gigantesque. Elle brille faiblement d’une aura bleutée. Nous nous regardons et comprenons que nous sommes face à l’horreur, ou du moins à son repaire.

crystalline_sliver_by_variis-d45hrhrL’Horreur venue du Froid

Quatre cadavéreux que nous n’avions pas vu approcher s’approche de nous rapidement et nous encerclent. Je pense que le combat va être bref, mais il n’en est rien. Je glisse une fois de plus sur la couche de glace et rate mon coup en tombant au sol. Le cadavéreux qui me fait face en profite pour me frapper, me griffer et me mordre. Je crois ma dernière heure arriver et même si je ne l’avouerai jamais à personne, j’ai peur. Heureusement, mes amis aux alentours s’interposent et le cadavéreux s’effondre alors que je suis par terre, roulé en boule à attendre le coup fatal.

Plus rien ne peut s’interposer entre nous et l’Autre. Sarek, décidément bien renseigné sur notre ennemi, affirme d’une voix neutre que la colonne de glace autour de la maison est l’horreur elle-même, et non son antre. Je n’y crois pas et je lui demande s’il est sur. L’Humain n’a pas attendu et commence à défoncer la porte de glace. Sans réfléchir je m’élance et lui viens en aide.
En quelques coups d’épaule, la porte givrée vole en éclat. L’Elfe restée en retrait utilise ses mains si vives et lance la grenade alors que nous reculons en courant.

L’explosion nous projette au sol et désintègre l’horreur de cristal, son corps de glace et la maison. Nous nous relevons pour observer les effets de notre œuvre. Les derniers cadavéreux qui erraient dans les rues et tout autour de nous s’effondrent brusquement. La couche de glace qui recouvre le sol et les murs des quartiers en ruines disparait progressivement. Nous avons réussi !

Quand nous reprenons le chemin du mur, fatigués mais heureux, notre victoire est déjà connue des habitants de Nevespya : plusieurs dizaines d’entre eux sont déjà en train de démanteler le mur-mausolée. En nous voyant, ils poussent des cris de joie. Je retrouve avec soulagement ma famille, et surtout l’oncle Turokh. J’éprouve un peu de gêne à l’idée d’être au milieu de tous ces gens bruyants qui poussent des hourras, me congratulent et me tapent dans le dos. Je fais de mon mieux pour sourire, mais mes blessures me font mal. Je ne pense qu’à une chose, retourner explorer ce nouvel horizon, et qui sait, peut-être trouver de nouveaux compagnons animaliers…

Ma réflexion est interrompue par des coups sourds qui résonnent dans tout le Kaer. Tout le monde fait silence, alors que ces bruits inconnus se répètent. Nul n’ose y croire. Après tous ces siècles d’attente, il y a quelqu’un à l’extérieur du Kaer. On frappe à la porte !

Carnets d’un Orque Libre, feuillet n°3

Chapitre 2 – L’Horreur qui venait du froid

Alors que nous nous dirigeons vers le mur à en perdre haleine, je réfléchis très vite. Une telle sorcellerie est effrayante. J’aurais même dit glaçante, si j’avais un public pour ce subtil jeu de mot. Dans mon esprit, le rapprochement avec l’abomination de l’autre côté du mur ne s’est pas faite immédiatement, mais maintenant que c’est fait, je mesure que nous courrons vers le danger sans même savoir comment l’affronter. Je ne veux pas en parler à mes compagnons. Ils penseraient que j’ai peur. Je n’ai pas peur. Un orque ne connait pas la peur.

J’émerge de mes pensées aux cris de mes amis. En face de nous, ce sont de nouveaux meubles qui entament une marche hésitante et irréelle dans notre direction. Tous ont sur leur surface cette même aura bleutée qui ressemble à du givre.
Une fois de plus, je fais appel à mes ressources. Je pense à ma famille. Je pense à mon oncle. Je pense aux puissantes créatures de l’extérieur dont il me parlait.
Ca y est.
Enfin j’ai trouvé le moyen de focaliser mon énergie. Je suis l’un d’eux. Je suis un prédateur. L’instinct de la chasse coule dans mes veines. A nouveaux, mes veines se gonflent, mes muscles se contractent, et de longues griffes animales émergent de mes mains. Sans plus penser, je me jette sur un banc qui sautille vers moi de manière grotesque, et je le déchiquète dans un hurlement que j’imagine être celui du loup dont me parlait l’oncle Turokh. Mes compagnons ne sont pas restés inactifs, et la voie est libre. Nous approchons du mur pour constater que ce sanctuaire ne remplit plus son office : depuis une immense fissure, une couche de givre se répand, atteignant les autres cadavres du mur peti ta petit. Le cadavre de Gros-Pa s’agite. Adressant des excuses mentales à Tarek et sa famille, j’imite mes amis et nous détruisons le corps de l’ancêtre T’Skrang.

La profanation n’a servi à rien : la couche de givre se répand. D’autres cadavres s’agitent désormais, et nous apercevons de nombreux objets du quotidien, pièces de bois, meubles, se mouvant en direction de la salle des fêtes. Non je ne rêve pas.
Les morts marchent.
Ils sortent des niches dans lesquelles ils reposent depuis des siècles et suivent la sinistre procession vers la salle des fêtes. Nous sommes pris de panique et nous hésitions un instant sur la conduite à adopter. Il nous faut prévenir nos familles, nos amis.

Mais je pense aussi aux enfants. Face à ces revenants, protégés par les seuls Hérodote et Lucius, j’imagine déjà leur mort atroce. Je quitte le groupe et je cours au temple de Garlen, ou se sont retranchés ces deux vieux rusés avec les petits. Ils vont bien. J’entends leurs voix bien avant d’arriver dans le temple. Je décide d’y rester et de barricader les entrées, après avoir mis Ganrouge et Rouleconte au courant.

L’attente commence. Je tends l’oreille. L’attente me ronge. Que font les autres ? Ont-ils été submergés par ces entités glacées ? Ils ne sont pas stupides, mais je doute de leurs compétences martiales. Rien ne vaut un orque quand la force est nécessaire. Nous avons la force. Mais nous avons surtout le tempérament. Surtout ceux d’entre nous qui ont conscience de leur nature de prédateurs.
Je veux ressentir cela une fois encore. Je ne vais pas pouvoir rester. Les enfants font du bruit. Il faut que je sorte. Il faut que je chasse.

A nouveau je suis en train de courir. Il y a une clameur près de l’entrée partiellement dégagée de la salle des fêtes. Je reconnais quelques visages, le plus souvent terreux ou ensanglantés. La plupart sont encore coincés à l’intérieur.
Ceux qui savent se défendre ont entassé ce qui leur tombait sous la main et ont construit une sorte de défense derrière laquelle ils s’abritent contre les meubles animés et les ancêtres glacés. Ils se défendent, mais ils sont timides, apeurés. Je monte sur le sommet de la barricade et je pousse mon cri de chasseur. Ca ne fait pas peur aux meubles, mais peut-être que ça galvanise les habitants. Je n’y fais même pas attention : mes nouveaux amis, escortés de 2 mages et d’un forgeron, quittent l’endroit et se dirigent en centre ville. Vexé d’être ainsi laissé pour compte, je leur cours après. Je veux les héler, mais je me rends compte que je ne connais pas le nom de ces trois notables. J’appelle les autres. Sarek ralentit, et je le rattrape, essoufflé. Je l’interroge : que font-ils ? Ou vont-ils ?

Sarek, de son élocution de lézard tellement déroutante, m’apprend qu’une arme existe contre le monstre de l’autre coté du mur. Une demi-arme en fait, puisqu’elle n’est pas finie. Une grenade. Je ne sais pas ce que c’est. Un animal ? Une épée ? Un fruit ? Pour Sarek, ça se lance, et ça explose. Mais il y a un rituel à finir. Et un don du sang, qui rendra l’arme plus destructrice. Interdit, je m’arrête alors que mes compagnons rentrent dans la forge, qu’ils barricadent rapidement. Autour, des outils agricoles sautillent, grotesques et froids. Je tourne la tête : à la barricade, les défenseurs risquent à tout moment d’être débordés. J’hésite un moment…puis je retourne à la barricade, en poussant à nouveau ce hurlement qui m’aide à concentrer mon énergie, à l’intérieur.

Des secondes, puis des minutes s’écoulent. Peut-être même des heures. J’ai perdu le compte des adversaires animés que j’ai détruits : des ancêtres glacés, des outils de jardinage, et de grandes araignées couvertes d’une épaisse couche de givre. Ces dernières sont les pires, car très vives et très rapides. Elles effrayent les habitants du Kaer.
Alors qu’une accalmie se fait, j’espère à nouveau la fin du combat, mais une nouvelle vague arrive, nous plongeant dans le désespoir. C’est alors que reviennent les mages, le forgeron, et mes camarades. Ils portent avec respect un objet gros et sphérique, qui semble couvert d’orichalque (c’est du moins l’impression que j’en ai, me remémorant les descriptions que l’on me faisait, enfant, de ce métal précieux). La grenade, enfin !

J’assiste pour la première fois de ma vie à un étrange rituel : chaque personne qui le souhaite donne de son sang par une estafilade, sang qui est recueilli pour la grenade. Pendant près d’une heure, le rite se poursuit, célébré par les deux enchanteurs et le forgeron, dans une religiosité étonnante, qui me rappelle mon initiation. Pendant ce temps, le combat se poursuit ailleurs contre les animés qui continuent de blesser nos frères et nos proches.

Enfin, l’arme est prête. J’ai du mal à comprendre comment cette grenade peut détruire cet adversaire invisible qui congèle tout ce qu’il veut. C’est lorsque je me demande qui va utiliser l’arme que les meneurs du rite se tournent vers moi et mes compagnons. Leur regard est grave. Exagérément grave, comme s’ils essayaient de faire comprendre à des enfants qu’ils ne sont plus des enfants et qu’ils doivent accomplir un acte crucial pour mériter leur majorité.
Cela m’énerve. Je ne suis pas un enfant.

Je les ai compris avant même qu’ils ne parlent. C’est nous qui devons tuer l’Autre, l’Horreur venue du froid. Les autres adeptes sont blessés, prisonniers. Trop vieux surtout. Trop vieux et trop peureux. En tous cas, c’est ce que je pense, et je le pense très fort.
Mais je ne vais pas refuser. Je dois leur montrer de quoi un orque est capable. De quoi un chasseur est capable. Même si je dois pour ça partager la gloire de mon exploit avec ces gens bizarres qui me suivent depuis ce matin. Eux aussi sont du voyage.
Nous nous regardons, nous prenons l’arme, et sous les regards de nos voisins, nous quittons le camp. Nous allons vers le mur.

Je n’arrive pas à contenir mon excitation. Mes camarades autour de moi sont concentrés, préoccupés. Ils ne réalisent pas. Enfin nous allons voir l’autre coté du mur ! Bientôt je vais savoir ce qu’il y a de l’autre côté. L’aventure ne fait que commencer. Je fais craquer mes articulations en contemplant le mur depuis sa base. Une fois de plus aujourd’hui, j’ai le sourire.

Carnets d’un Orque Libre, feuillet n°2

Chapitre 1 – Une initiation mouvementée

Comme je m’ennuie, chaque petit évènement me sortant de la routine est une fête. J’espère un moment qu’on va cette fois nous annoncer qu’on va ouvrir la porte, et sortir. Pas cette fois, encore. Cette fois, c’est l’Initiation des petits.

Quand cet idiot de Gamet m’annonce en plus qu’il va falloir s’occuper des enfants pendant les préparatifs, je m’emporte. Je lui suggère de me laisser garder le troupeau. Ou d’aller répandre l’engrais dans la champignonnière. Je le supplie, mais rien n’y fait. C’est le chef. Je lui dois respect et obéissance. Alors j’obéis, et je rejoins les autres condamnés aux hurlements des gosses.

Les enfants sont un échantillon représentatif et vociférateur de la population du Kaer. Je les repère de très loin à leurs hurlements qui résonnent sous la voute. Il y a là Rorik le troll, Zimbedar l’Elfe, Tarek le T’Skrang , Tarum l’Humain, Zelia l’Orque et Cécile la Sylpheline.
Les autres garde-chiourmes, je les connais. Deux humains de la classe. Et un Tskrang. Je dis bonjour, me demandant si c’est vraiment le jour dehors. Je suis un moment tenté de laisser la besogne à mes compagnons : ils sont assez nombreux en fait. Mais je constate que Gamet a songé à nous adjoindre deux vieux adeptes séniles et grabataires. Je reconnais Lucius Ganrouge et Hérodote Rouleconte. Ils vont me dénoncer à Gamet si je disparais. Ou pire, au Prof’ Bleucrête. Alors je serre les dents, et on emmène les enfants en ballade.

En fait de ballade, c’est un tour du Kaer que nous faisons et je le connais par cœur. Les enfants semblent y trouver leur compte, car ils courent dans tous les sens. Les vieillards sont plus un fardeau qu’une aide. Heureusement, mes compagnons de garde ne sont pas trop bavards, et je consens à plusieurs reprises à répondre à leurs quelques questions et même à sourire. Après tout, aucun d’entre eux n’est nain.

Une fois de plus, j’aurai du ignorer le flot de paroles de ces bavards et surveiller les gosses. L’un d’entre eux s’est enfui. Je ne sais plus lequel et bien évidemment, j’ai oublié leurs noms et leur nombre. Je m’énerve et j’accuse mes compagnons. Heureusement, on retrouve le petit farceur et je peux me calmer. Quelques instants plus tard, un autre échappe à notre surveillance. Nous l’appelons, et finissons par le retrouver non loin de là. La journée va être très longue.

C’est alors que l’aventure, MON aventure commence.
Une explosion sourde fait trembler les murs du Kaer. Je pense tout d’abord que le mur s’est effondré. Pris de remords, je me mords les lèvres en regrettant de n’avoir pas alerté le Chef des craquelures dans le mur. Puis je constate que le nuage de poussière qui se répand dans le Kaer ne vient pas du mur, mais du coté opposé du Kaer. Laissant les enfants aux bons soins des deux vieillards, nous nous élançons vers la salle des fêtes ou nous avons laissés les autres habitants. Nous découvrons l’entrée de la salle des fêtes obstruée par des roches, et les cris de quelques blessés de part et d’autre des blocs de pierre déclenchent chez moi une jubilation malsaine : il y a des blessés, peut-être même des morts. Mais au moins il se passe quelque chose…

Alors que nous secourons les blessés enfouis sous les roches, un banc, des outils, une table se dirigent vers nous en sautillant, semblant mus par une énergie propre, et couverts d’une sorte de givre. Alors, une sensation étrange de peur et un frisson d’adrénaline s’emparent de moi et je sens alors mon corps se préparer à l’inévitable affrontement. Enfin je comprends tout.
Les cours de Malouk Bleucrête.
L’initiation de mon enfance, avec les rites des anciens.
Les explications de mes parents fiers et émus sur mon nouveau statut d’Adepte.
Je laisse cette conscience m’envahir et me guider. Des griffes longues de trois pouces sont apparues au bout de mes doigts. Je m’en sers pour réduire en charpie les meubles possédés. Satisfait de mon ouvrage, je sors de ma transe destructrice et mon estomac se noue à nouveau : il faut mettre les enfants à l’abri.

Ce qui devait arriver arrive alors : Tarek le T’ Skrang a disparu. Encore plus inquiets, nous nous lançons à sa recherche, en l’appelant. Enfin, nous le retrouvons dans une cabane. Je m’apprête à le réprimander bruyamment avant de l’ignorer superbement pour le reste de la journée, mais je n’en ai pas le temps : ses explications sont incohérentes. Il prétend s’être absenté pour retrouver son « Gros-Pa », qu’il va voir régulièrement. En continuant de l’interroger (et tout en faisant montre d’un calme hors normes pour tout être orquoïde) je comprends que son « Gros-Pa » est l’un des morts du mur-mausolée. Mes compères et moi croyons d’abord à des histoires tout droit sorties d’un esprit d’enfant, avant de réaliser que ce peut avoir un lien avec le sort de nos proches.

Il faut aller voir ça. Il faut que je voie ça.

Carnets d’un Orque Libre, feuillet n°1

Par Hanih Soupaulet, Maitre des Animaux
Introduction

Depuis mon enfance, j’aime ma liberté. Est-ce parce que j’en suis privé, enfermé dans ce Kaer, ou parce que mon peuple a subi l’esclavage durant des siècles ? Je n’en sais rien. Cet enfermement me pèse. Et comme l’ennui devient insupportable, j’ai décidé d’occuper mon temps à écrire mon histoire. Peut-être vais-je me lasser d’ici quelques cycles ? Ou peut-être vais-je perdre mon carnet en jouant avec les cyno-singes mes amis ? Ou encore le faire tomber dans la rivière en lavant mon linge ? Je prends le risque, et on verra.

Nevespya est une prison. Beaucoup ici l’appellent refuge, mais peut-on vraiment considérer cette gigantesque caverne complètement murée et soumise à des cycles de lumière magique comme un refuge ? A l’école, le professeur Malouk Bleucrête nous a expliqué que nous vivions sous terre pour échapper à des monstres qui nous attendaient à l’extérieur. Quand je lui demandais quand on sortirait, il me regardait, gêné, et me répondait toujours que j’étais bien mieux ici qu’au dehors.

Ce refuge d’un millier d’habitants est respecté comme une divinité ici. Mais il a déjà montré ses limites, puisque qu’un des monstres du dehors avait trouvé le moyen de rentrer et de tuer une partie des nôtres. Les survivants, Humains, T’Skrangs, Sylphelins, Trolls et Orques ont alors bâti un mur qui par sa magie et le sang versé par nos Martyrs avait protégé la partie non contaminée. Il se fissure pourtant. Dois-je le dire aux autres ? Pour l’instant, je ne dis rien. Peut-être que je pourrai un jour m’y faufiler, et enfin sortir.

C’est au pied du mur-mausolée, qui abrite les corps de plusieurs de mes ancêtres, que j’ai grandi. Durant mon enfance, mes seuls amis étaient les vers géants qui nous servaient de bête de trait, et les cyno-singes avec lesquels je jouais, suspendu au plafond à cent cinquante pieds du sol, alors que le Prof’ Bleucrête me cherchait désespérément dans les greniers des alentours.

Désormais, j’apprends à côtoyer mes condisciples, malgré leurs étranges manières et leur débit de paroles. Leurs bavardages me donnent la migraine. Ils me fuient quand je deviens hargneux. Tant mieux. Je préfère rester seuls avec les cyno-singes, et leur jouer un air de flute. Un bel instrument cette flute : c’est mon oncle qui me l’a sculptée quand j’étais enfant. Avec le temps, elle a pris de la patine. Elle est plus sombre, plus lisse. Quand je n’en joue pas, elle est rangée dans un étui que je me suis confectionné dans une vieille couverture empruntée à ma mère.

Je veux sortir. J’en ai assez de ces parois. J’en ai assez de cette nourriture répétitive, assez de mes vêtements usés. Assez de la lumière magique du plafond. Qu’y a-t-il dehors ? Je veux le savoir. Je veux voir le Soleil et les Etoiles. Les mers et les forêts. Les Horreurs ne me font pas peur. Seuls les gens me font peur.

Publié en août 2012.